Conférence: Charles Pépin et les vertus de l'échec

Soumis par Anonyme (non vérifié) le mer 06/12/2017 - 00:00
échec

Le 23 novembre 2017, Charles Pépin présentait son livre "Les vertus de l’échec", au Bozar, à Bruxelles. Se démarquant de l'angélisme des prédicateurs de la Silicon Valley - l’échec est toujours vertueux, l’échec ne doit pas laisser place à l’immobilisme - Pépin nous livre une subtile et pertinente lecture de l’échec. Pleine de nuances, de complexité, et dans un langage claire, simple et précis. C’est brillant, interpellant, et parfois inconfortable. Rencontre avec Charles Pépin et avec les trois vertus de l'échec et des conditions pour qu’il puisse, éventuellement, devenir vertueux. (Si vous souhaitez recevoir nos news, abonnez-vous à notre newsletter !)

Nous échouons parce que nous sommes libres. Nous ratons parce que nous sommes libres.

Nous ne sommes pas des animaux: ceux-ci n’échouent jamais, car c’est leur instinct qui les guide. D’instinct, les animaux font des choses à la perfection, comme le poulain qui, au bout d’une heure, saura marcher. Le petit mammifère, lui, tombera plus de 2000 fois et ne marchera pas avant une année. Nous ne sommes pas doués. Nous sommes des animaux ratés, inachevés, des prématurés. Parce que le bébé humain vient au monde bien trop tôt dans son développement, il est donc "imparfait" - et il est confronté à des échecs à répétition. Les surmonter va l’aider à progresser très rapidement. Nous apprenons de nos ratages. Plus encore: nous écoutons les leçons que les autres tirent de leurs échecs, et nous apprenons. Rater rime avec liberté. Parce que nous sommes ratés, nous sommes libres. Nous ne sommes pas déterminés par notre instinct à faire ce que nous savons faire. Nous échouons parce que nous sommes libres

L’enfant échouera 2000 fois avant de savoir marcher, et après il fera du vélo, et après il conduira une voiture. Alors que vous ne verrez jamais un poulain faire du vélo. Nous ratons car nous sommes libérés de la soumission à notre instinct naturel.

Nous apprenons par le ratage, en rectifiant nos erreurs initiales. L’erreur est humaine, et la répéter est diabolique, comme le dit si justement le proverbe que beaucoup de gens ne connaissent que partiellement. L’erreur est une manière naturelle d’apprendre. La culture humaine apprend de ses ratés, mais aussi des ratés de ses pairs. Il n’y a pas cette culture chez l’animal. Aussi, ceux qui n’échouent pas sont infantilisés par leur succès. Ils restent dans ce fantasme de toute-puissance qui est la marque du jeune enfant. Un échec nous prépare à tous les autres: nous savons que nous parviendrons à nous relever.

Selon Charles Pépin, il y a trois vertus de l’échec: celui de la bifurcation (vertu de disponibilité), celui de la persévérance (vertu de compétence) et enfin celui de la "lecture psychanalytique de l’échec" (l’acte manqué - se rapprocher de son désir profond.)

La vertu de disponibilité (bifurcation ou rebond)

C’est un fait: il y a échec. Nous sommes confrontés à la résistance du réel, et parfois nous n’apprenons rien de celui-ci. Il n’y aucun enseignement, et c’est la double peine.

Nous sommes alors désoeuvrés, nous errons. Toutefois, si on change de mentalité, le désoeuvrement devient une disponibilité. C’est la sagesse existentialiste de l’échec. La lecture existentialiste signifie que nous ne sommes pas déterminés par une essence: nous devenons, nous ne sommes pas. Et cette voie de bifurcation (ou du rebond) est plus fréquente que la voie de la continuation. Plus tu échoues, plus tu existes, car plus tu te rapproches d’un autre chemin qui, lui, est le tien.

La vertu de compétence (de progression)

Il y a un échec, et j’apprends, et je persévère, et c’est ma voie. La première vertu de l’échec est de nous préparer aux échecs futurs. Certes, l’échec n’est pas agréable - mais on se rapproche de la vérité de son désir profond par son expérience. Contre l’échec, tout contre l’échec, je mesure mon désir, mon étoile, mon axe.

Toutefois, attention à l’illusion rétrospective de l’échec, et à ces prédicateurs de la psychologie positive pour qui l’échec est toujours vertueux et qu’il faut toujours rebondir, et rebondir vite. Car, non ! Parfois, il y a juste un échec. Et non, il ne faut pas aller vite, mais prendre son temps, se retrouver, et s’interroger sur son échec. De temps en temps, nous avons, ici, besoin d’être accompagné. Telle est la vertu de l’échec : nous offrir un temps d’arrêt, d’examen, de recul, de retour sur soi ; nous offrir la chance d’arrêter d’avancer.

D’ailleurs, ce n’est que lorsque ça ne marche pas que nous nous demandons: comment ça marche ? On peut prendre l’exemple de la voiture: on met les clefs sur le contact et la voiture démarre. C’est l'ivresse du succès. Mais lorsque l'on tombe en panne sur une petite route en pleine campagne, c’est là que l’on soulève le capot et que l’on se demande: comment ça marche ? Et c’est pareil au niveau de notre vie psychologique. Quand tout va bien, quand nous allons bien, nous ne nous posons pas de questions. C’est lorsque, par exemple, qu’une dépression survient que l’on s’interroge. Ce n’est pas agréable, je vous l’accorde, et des conditions sont, dans ce cas, à mettre en oeuvre. J’y reviendrais, mais je vous laisse déjà avec cette magnifique citation de Friedrich Hölderlin: "Dans le péril, croît aussi ce qui sauve."

La vertu "lecture psychanalitique" - l'acte manqué

Parfois on ne bifurque pas, et on n’apprends rien; et c’est la vraie vie. Quand je suis confronté à un échec, et que je le répète, peut-être la raison est que je n’ai pas écouté mon désir profond. Peut-être que se joue un conflit intérieur: un échec conscient, et une réussite inconsciente. C’est l’acte manqué, et dans cet acte il y’a échec et succès. L’échec comme étant, déjà, la réussite du désir inconscient. Une réussite par rapport à cet acte manqué. C’est cela, la lecture psychanalytique de l'échec.

Je suis professeur de Philosophie, et lorsque je dis: "Je ne suis pas certain que ce soit bien si votre enfant réussit ses études maintenant," les parents me prennent pour un fous. Pourtant, je le pense: il y’a un coût du succès, comme il y a des vertus de l’échec. Est-ce que je vais vers ma vérité, ou vers mon talent ?

L’échec peut être vu, en termes psychanalytiques, comme des actes manqués. L’inconscient s’exprime à travers l’échec. Celui-ci nous signale qu’on veut s’ouvrir à autre chose. Je vois dans les entreprises de nombreux cadres qui ont toujours tout réussi, qui ont une belle situation, qui gagnent bien leur vie. A 50 ans, ils font une profonde dépression. Leur inconscient leur dicte de s’arrêter de vouloir et de s’agiter. Il leur demande de trouver ou de retrouver leur désir profond. La dépression est souvent le seul moyen de s’arrêter de persévérer dans une mauvaise voie, celle d’un échec existentiel. Même si elle a des allures de réussite.

Une réflexion: généralement, on donne aux jeunes une lecture existentialiste de l’échec, car il l’aiment bien, ils la comprennent. Et ce n’est que vers 40 ans que la lecture psychanalytique est acceptée. En tout cas, plus souvent.

Quelles sont les conditions pour qu’un échec puisse devenir vertueux ?

Selon Charles Pépin, ils sont au nombre de quatre.

  • Pas de déni de son échec. Il faut le reconnaitre, car sans cela, il ne peut pas y avoir de bifurcation, d’apprentissage ou de découverte de son désir profond.
  • Pas d’identification à l’échec. L’échec n’est pas celui de mon moi, c’est l’échec de mon projet. J’ai échoué, mais je ne suis pas un raté. C’est mon projet qui est raté, ce n’est pas moi qui suis un raté. Ce n’est pas un échec de la personne. L’échec, c’est la rencontre entre un projet et l’environnement. Ici, parfois le regard des autres, sur nous, nous stigmatise.
  • Prendre le temps de s'interroger sur l’échec et entendre ce qu’il a à nous dire. Ce qui est souvent difficile dans nos sociétés. Laisser du temps au temps, s'arrêter, prendre du recul, réfléchir.
  • Etre entouré par la bienveillance du regard des autres. C’est la première condition qui ne dépend pas de nous. Notre culture stigmatise l’échec: des regards qui stimagtisment, qui humilent. Il faut changer ce regard, il faut opérer une mutation de ce regard. La logique est de sortir du perfectionnisme pour aller vers le perfectionnement. Nous ne sommes pas dans une logique de perfectionnisme (déguisement, peur de l’échec), mais de perfectionnement (où il n’y a pas de peur de l’échec). Comme je le dis à mes élèves: développe ta singularité, développe ton étoile.

Donne-moi la force d’accepter ce que je ne peux pas changer, la volonté de changer ce que je peux changer, et la sagesse de savoir distinguer les deux, Marc Aurèle

De l’amélioration progressive, du chemin de progression. Je joue au tennis, et il y a quelques mois, j’ai appelé mon coach et je lui ai dit: "ce match, je devais le gagner". Et il m’a répondu: "Tu as lu ton livre ?" Et il avait raison.

Il faut sortir de la pensée binaire: si tu n’es pas un winner, alors tu es un loser. Il y a cette merveilleuse citation de Samuel Beckett: "Tu n’as cessé d’essayer ? Tu n’as cessé d’échouer ? Aucune importance ! Réessaie, échoue encore, échoue mieux." Il faut progresser dans ses ratages, c’est la sagesse de Beckett. Rater, mais mieux qu’avant.

Si nous sommes obsédés par la réussite, alors nous nous soumettons à une extrême pression, et le ratage n’est, ici, pas loin. Quelquefois, nous croyons que nous répétons à l’identique nos échecs. Qu’il y a un "pattern", un schéma. Mais si nous sommes attentifs, nous pouvons apercevoir que ce n’est pas le cas. Nous sommes dans la répétition, mais pas à l’identique. En fait, il vaut mieux échouer de la manière qui nous ressemble que réussir d’une manière qui nous ne ressemble pas.

De l’importance de l’ennui. La question de l’ennui est essentielle. Nous devons nous ménager pour mieux nous écouter. Car si on ne s’écoute pas, on peut se mentir. Il est donc nécessaire de ritualiser des moments d’ennui. L’ennui est délicieusement salutaire. Retrouver du vide est important. Nous sommes dans le trop plein: nous tentons de tout rentabiliser, chaque minute, chaque seconde, chaque instant. Or, il faut du vide pour avoir du rythme, pour l'apprécier. Si on a du vide, alors vient la plénitude, alors notre désir profond peut s’exprimer, se dévoiler progressivement. Et si nous ne faisons pas de place au vide, nous sommes, un jour ou l’autre, fatalement rattrapés au niveau de pathologies: nous tombons malade.

De l’importance de l’admiration. Nous avons oublié la vertu de l’admiration. Nous devrions être boostés par des figures inspirantes, des mentors, et n’ont pas être écrasés par elles. Il faut ré-apprendre à admirer. La jeunesse a besoin d’admirer pour grandir, pour s'épanouir, pour croire, pour rêver.

Le désir profond: est-ce une essence ? C’est là le problème de mon discours, et la réponse est non: le désir profond n’est pas une essence.

En fait, le désir ne me détermine pas à être ce que je suis. L’essence est fixité, quelque chose qui est déterminée: c’est une chose, et nous ne sommes pas une chose. Ayez en tête de: danser autour de l’axe de votre désir. Nous avons une aspiration axiale, un projet de vie dominant. Nous sommes libres à condition d’être fidèle à certaines choses: nous sommes quelqu’un, qui vient de quelque part, dans l’histoire et avec une histoire - nous sommes conditionnés par notre culture, notre héritage, etc. Que vous ayez 20 ans, 40 ans, 60 ans, quelque chose, en vous, demeurera toujours. Un "vous" qui reste.

Pour aller plus loin,

Article rédigé par McGulfin / Fabien Salliou

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